L’adoration du Saint-Pouce
On a connu successivement connu l’âge de pierre, l’âge du fer, l’âge de bronze, ainsi que, plus tardivement, divers âges d’or. Des millénaires consacrés aux métaux.
Mais aujourd’hui, notre XXIe siècle naissant nous offre un nouveau saut de civilisation : l’âge du pouce.
D’abord, l’âge de l’index
Tout a commencé il y a près d’un siècle, alors qu’émergeait tout juste l’âge de l’index, souvent accusateur, très jauressien. Si les mots étaient encore ceux du débat, les vociférations qui les accompagnaient -les historiens ont bien documenté cette période – ont sans aucun doute posé les fondements d’une toute nouvelle évolution. Plus simple, plus brutale, plus efficace aussi.
L’âge du poing
L’âge de l’index n’a ainsi duré qu’un demi siècle et quelques guerres, rapidement relayé par une nouvelle évolution : l’âge du poing. Levé ou fermé, l’âge du poing a connu de nombreuses périodes de gloire, égrenant ses victoires lors de milliers de manifestations et autres protestations populaires sur tous les continents.
L’âge du poing apporte au monde un nouveau discours : le slogan, ou mot d’ordre. Exit la complexité du débat d’antan réservé à une élite déjà déclinante, le poing ne parle plus : il scande. Un bout de phrase, un mot et beaucoup de conviction.
Le poing appartient aux foules
Si le doigt appartenait encore à un individu, le poing est propriété de la foule. Il se lève et s’abaisse au diapason des slogans qui rythment ses mouvements. Gustave Le Bon, dans son ouvrage « La psychologie des foules » paru en … 1895, illustre parfaitement l’âge du poing par ces mots :
« Les idées n’étant accessibles aux foules qu’après avoir revêtu une forme très simple, doivent, pour devenir populaires, subir souvent les plus complètes transformations. Ces modifications sont toujours amoindrissantes et simplifiantes. Par le fait seul qu’une idée arrive aux foules et peut agir, si grande ou si vraie qu’elle ait été à son origine, elle est dépouillée de presque tout ce qui faisait son élévation et sa grandeur ».
L’âge du pouce
Du poing au pouce, un demi siècle de maturation a été nécessaire. Mais pour quel résultat ! Une éclatante simplicité, une réponse véritablement universelle à tous les problèmes, une solution à toutes les questions. Et – c’est la clé de son succès – accessible à l’ensemble de l’humanité.
L’âge du pouce est l’ultime évolution de notre civilisation duale : like, don’t like. Pouce en haut, pouce en bas.
Il n’est plus besoin de lire, d’écouter, de comprendre ou même de jeter le moindre oeil en coin au sujet, quel qu’il soit : si on peut y placer un pouce, pourquoi dépenser plus d’énergie ?
Quel plaisir et quelle fierté de s’exprimer avec si peu de moyens !
Un pouce qui juge
Ainsi, on pourra aisément d’un simple pouce juger le travail d’un auteur, d’un musicien, d’un scientifique ou d’un homme politique. D’un pouce, on pourra imprimer sa marque à un thème dont on ignore tout. Pousser une belle idée vers la sortie ou mettre sur le devant de la scène un vieux poncif.
D’un pouce encore dessiner notre portrait que d’aucuns nous renverront sous forme de publicités et autres incitations bien ciblées : c’est qu’un pouce, bien dirigé, peut exprimer tant de choses à celui qui sait le lire.
Et si on a coutume de dire qu’une image vaut mille mots, on peut avancer qu’un pouce vaut encore mieux, car il rend l’un et l’autre obsolètes : avec un pouce, mots et images sont renvoyés au rayon des outils du passé.
L’adoration du pouce
Je ne suis pas devin et je me pose la question : qu’y aura-t-il après le pouce ? Si, depuis Nietsche, Dieu est mort, alors le monde est peut-être prêt à une nouvelle et lumineuse idolâtrie (on n’osera parler de religion) ?
Vidons églises, temples et mosquées de leurs icônes et remplaçons-les par le Saint-Pouce ! Likons, likons sans relâche, likons le Divin Pouce !
Comme une boucle enfin bouclée, un retour à la prime enfance : lorsqu’on verra dans la rue des femmes et des hommes en train de sucer leur pouce, on comprendra qu’ils sont en train de penser. Sans mots.