Big Data ou l’intelligence à l’abandon ?
Il y eu l’email et on a pu dire : « grâce à ça, vous pourrez communiquer avec vos amis à l’autre bout du monde ». Il y a eu le web et on a pu dire : »grâce à ça, vous pourrez exprimer librement vos idées et les partager avec le monde entier ».
Et bien avant cela, il y a eu la machine à laver : « grâce à ça, vous aurez plus de temps pour vous occuper de votre famille ». L’électricité ? « grâce à ça, vous pourrez lire
le soir et faire fonctionner tout un tas d’appareils ». Et même à la naissance de l’industrie : « grâce à ça, vous aurez du boulot ».
Aujourd’hui vient le règne du BigData. Et là, on sèche. « Grâce au Big Data, on connaîtra tout de vous et on pourra vous offrir des publicités ultra-personnalisées ? » Pas très vendeur, même si réducteur.
« Comme l’atome autrefois, Big Data traîne sa bombe H derrière lui »
Big Data, mal né et mal-aimé
Qui est capable de défendre Big Data auprès de ses amis ? Ou de dire ce que ça va lui apporter dans sa vie quotidienne ? C’est que Big Data est mal né et ses premières victoires inquiètent plus qu’elles ne rassurent.
Pourtant, Big Data a d’innombrables atouts dans sa poche : qu’il s’agisse de météorologie, de médecine, de distribution d’électricité ou de sécurité publique pour n’en citer que quelques-unes, il est riche d’applications utiles à nos sociétés. Mais comme l’atome autrefois, Big Data traîne sa bombe H derrière lui.
Qu’est-ce qui me chiffonne intérieurement à l’évocation de ce terme aux sonorités si proches de Big Brother ?
C’est précisément cela. Ce qui me chiffonne, c’est que les datas dont il est question, ce sont surtout les miennes. C’est même tout moi : je constitue – agrégé et mélangé à tous les autres – une partie de ce magma et j’en déduis naturellement que le monde sensible, vu par les yeux de certains (de qui ?), peut être réduit à un ensemble de données : tout ce que je fais, tout ce que je pense, tout ce que je crois, pire ! tout ce que je ferai demain, tout cela ne forme au fond qu’une grosse purée de données que d’autres feront cuire à feu doux pour me les servir en plat de résistance.
Résistance ? Le mot est lâché.
Les datas et la chute du KGB
Si l’on en croit Henry Kissinger dans son ouvrage « Diplomatie« , c’est bien l’avalanche de données qui a conduit à la chute du KGB. Pour un système de contrôle qui reposait sur les Big Data avant l’heure (la compilation et l’interprétation de multiples sources d’information) et leur déléguait son système de prise de décision, la donnée fut le poison ultime après avoir été le remède : trop de données tue la donnée et l’ensemble empêche tout jugement. Si on ajoute à cela l’opaque NSA, gros consommateur de Big Data, on comprend que le phénomène ne suscite pas l’enthousiasme.
« On laissera nos données, une fois algorithmées, prendre la place de nos intelligences ».
Un transfert de responsabilité
BigData va certainement permettre de grands progrès dans de nobles disciplines (la médecine en particulier, toujours en première ligne pour faire passer la pilule) qui justifieront d’étendre ses domaines d’intervention à d’autres sphères et les faire accepter par le public. Là où régnait le jugement humain, on se dépêchera de le remplacer par BigData, encore neuf de ses victoires. Et on laissera nos données, une fois algorithmées, prendre la place de nos intelligences. C’est bien à un transfert de jugement, donc de responsabilité, qu’on assiste : de nos intelligences vers Big Data. Et c’est là que ça pose problème.
De la data à la place du cerveau ?
Je ne considère pas mes enfants comme des bouts de data et je mesure comme chacun que leur richesse est sans commune mesure avec les données produites par leur comportement : au fond de moi, je réfute cette réduction et plus encore, je m’attriste de cet abandon de l’intelligence des hommes au profit de celle, encore très artificielle, de Big Data. Ne nous méprenons pas : le problème n’est ni Big Data ni même l’IA, mais notre subordination, notre empressement à idolâtrer ce qui devrait être à notre service, notre entêtement à scier la branche sur laquelle repose notre humanité.
La défense de l’intelligence
Comment alors ne pas conclure avec Albert Camus, libre apôtre de l’intelligence qui écrivait en 1945 dans son « Discours sur l’intelligence » :
« Je voudrais que (ceux qui feront l’intelligence de demain) ne cèdent pas quand on leur dira que l’intelligence est toujours de trop, quand on voudra leur prouver qu’il est permis de mentir pour mieux réussir. […] Alors peut-être, dans une nation libre et passionnée de vérité, l’homme recommencera à prendre ce goût de l’homme sans quoi le monde ne sera jamais qu’une immense solitude« .
Remettons Big Data à sa juste place et reprenons le chemin de nos intelligences : nous méritons de continuer à en explorer tout le potentiel.